récital

lumières

La salle intimiste se remplissait peu à peu. D’abord le parterre de velours , puis les trois balcons, plus modestes, enfin le poulailler de strapontins . Un léger brouhaha piqué de quelques éclats de rire, des claquements sourds de sièges qu’on relève, des « pardon » de retardataires et une douce chaleur, envahissaient l’atmosphère feutrée du théâtre de province.

La chanteuse, en proie au trac, avait le teint blafard, les mains moites, les jambes tremblantes. Mais elle aimait ça.

Elle alluma une dernière cigarette, se servit un whisky. Son verre et sa cigarette à la main, elle quitta la loge et s’avança vers la scène. Furtivement elle écarta un côté du rideau rouge et vite le referma. Autour d’elle s’affairaient les techniciens, effectuant un dernier réglage de son, un dernier essai d’éclairage.

Son manager lui annonça qu’elle allait chanter à guichet fermé et lui demanda si elle était prête. Sans un mot, elle acquiesça et écrasa son mégot sous la semelle de sa chaussure. Puis elle respira profondément et fit le signe de la croix.

Les lumières de la salle s’éteignirent et le silence se fit. Des tapements de pieds en cadence, résonnèrent de plus en plus forts…Le rideau rouge se leva et dans un cercle de lumière, l’artiste apparut.

Le public l’accueillit debout, sous un tonnerre d’applaudissements. Elle écarta les bras largement, salua très bas en laissant tomber une cascade de cheveux noirs qui, un instant, lui cacha le visage.

Le piano et la guitare entamèrent les premières notes de sa chanson fétiche, pas la plus célèbre, mais celle qui la faisait vibrer, qui dénouait les trémolos. Sous son fard outrancié, elle reprenait des couleurs. Son corps filiforme moulé dans un fourreau pailleté, ondulait au rythme de la mélodie. Elle commença à chanter, avec cette voix rauque qui la caractérisait et qui vous prenait aux tripes, levant les yeux vers un ciel imaginaire peuplé d’anges peints. Tel un couple de colombes, ses longues mains d’albâtre tournoyaient, s’envolaient…

Le pianiste ne la quittait pas du regard, suivant chaque mouvement de ses lèvres, chaque respiration. Elle ne le voyait pas mais le sentait comme une seconde peau dans laquelle elle se glissait le temps du spectacle. Lui, elle, son public et la musique ne formaient qu’un et la magie opérait comme à chaque fois. De peur qu’elle ne s’échappe, la salle retenait son souffle…

Le récital dura deux heures, hors du temps, hors du réel. Son corps épuisé et repu, comme après l’amour, ruisselait de perles de sueur. Cette fois encore, elle leur avait tout donné. Tout n’était plus qu’extase sous les bravo assourdissants d’un public en délire.

Après deux rappels, elle termina sur la chanson d’amour composée pour « lui » et qu’elle lui offrait chaque soir, sur les scènes du monde entier.

Le piano se tut, les lumières se rallumèrent et la salle se vida lentement. Derrière le rideau fermé, la chanteuse continuait à saluer et à distribuer des baisers à la ronde.
Son manager vînt lui prendre la main pour la faire quitter la scène et lui offrit son épaule pour qu’elle s’y repose. Ils regagnèrent les loges…

Un énorme bouquet de roses rouge l’attendait sur la table de maquillage. Elle lut le carton qui l’accompagnait : « à Eva, for ever... ».

Fiévreuse, elle se retourna :
« ils étaient nombreux ce soir, n’est-ce-pas ? »
oui bien sûr, comme toujours, tu sais bien qu’ils t’adorent… »
Alors elle sourit à son miroir.

Puis son manager quitta la loge et se rendit au bureau du directeur du théâtre. Les quelques notables invités et la trentaine de spectateurs venus là par hasard, ne suffisaient pas à amortir le coût du spectacle.

Il sortit son chéquier et paya la différence.

15 réflexions sur “récital

  1. Cardamone 13 Mai 2013 / 22:23

    Terrible ce choc entre cette réalité rêvé à laquelle on croit et badaboum! la gifle de la fin! Bravo! Très beau texte! Poignant!

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  2. jplduvar Laret 28 avril 2013 / 17:04

    Quel tres bel hommage à quelqu’un qui existe peut’etre!!!Bonne soirée,Jean-Pierre

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    • louv' 28 avril 2013 / 19:27

      Je pense en effet que ce quelqu’un existe quelque part. Par contre, pour le manager généreux, c’est beaucoup moins certain 🙂
      Bonne soirée Jean-Pierre !

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  3. emma 27 avril 2013 / 15:58

    has been, un thème qui hante beaucoup d’écrivains et réalisateurs… ton texte est terrible … on ne peut éviter de penser à la môme du moins avant la chute, mais chute il y a toujours, n’est ce pas ?

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    • louv' 27 avril 2013 / 21:58

      Tôt ou tard la chute est inévitable. Certains qui s’accrochent sont pathétiques…

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  4. Dan 23 avril 2013 / 17:56

    Chaque artiste doit sans doute avoir en lui un peu de cette perte des réalités pour se livrer totalement . Bises Dan

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    • louv' 23 avril 2013 / 21:29

      Je le crois aussi et ceux qui y parviennent sont souvent les meilleurs.
      Bonne soirée Dan, bises.

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  5. Mony 23 avril 2013 / 14:21

    Waouh ! Quelle gifle ce final !
    Jusqu’à quand pourront-ils se mentir la réalité ?

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    • louv' 23 avril 2013 / 21:31

      Jusqu’à ce que le rideau ne se lève plus…

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  6. Nais 23 avril 2013 / 13:51

    Bonjour Louv’ !
    Terrible, et adorable… L’amour peut faire faire des choses impossibles, tu le décris très bien.
    C’est une histoire magnifique, touchante !

    Bises 🙂

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    • louv' 23 avril 2013 / 21:34

      A l’Amour rien d’impossible !
      Merci Naïs, à bientôt, bises.

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  7. Sagine 23 avril 2013 / 12:38

    Faut-il le lui dire ? elle a le droit de savoir. Mais quand on aime on protège. Poignant.

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    • louv' 23 avril 2013 / 21:35

      Oui on protège…jusqu’aux dernières limites.

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  8. Jonas D. 23 avril 2013 / 11:13

    Superbe chronique de fin de règne, quand le management prend le goût de l’humanité qui nous manque. Très touchant Louve, et pas une note de trop. Bises.
    Jonas

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    • louv' 23 avril 2013 / 21:36

      Geste d’humanité ou geste d’amour inconditionnel ? J’aime à penser qu’il s’agit des deux…
      Bonne soirée Jonas, bises.

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