Au Bar des Arts, il y avait Georges et Yvette, les patrons. Ils étaient vieux, ils avaient trente ans. Nous en avions seize.
« Nous », c’était Miguel et sa bande. Oisifs et rebelles, le coeur en révolution, des rêves plein la tête, nous dictions notre loi : celle des moineaux des rues, libres et envahissants. Avec quelques pièces en poche, nous subsistions de lait-fraise, de cacahuètes et de « Gauloises » sans filtre. Notre véritable nourriture c’était Sartre, Vian, Dylan et les Stones.
Quand il nous manquait des cigarettes, Miguel prenait sa guitare et égrenait quelques notes de son air favori « Gloria ». Son accent portugais aurait fait fondre un tas de cailloux. Les vieux s’attendrissaient et nous lâchaient quelques sous. A défaut de public, il nous arrivait parfois d’emprunter dans les troncs des églises en n’oubliant pas de remercier la Sainte Trinité.
Moi, en rêvant à Jimmy, je dessinais, sur les nappes, sur les trottoirs, des Jésus-Christ avec des fleurs dans les cheveux. Woodstock était passé par là.
Le lycée, nous le négligions depuis longtemps, collectionnant les « colles » du jeudi et les expulsions. Le Bar des Arts était notre école de la vie, notre refuge, notre tanière.
Georges nous aimait bien ; il acceptait notre invasion journalière avec bonhomie, sans doute par dépit d’avoir raté un train, quelque part sur un quai. Souvent je percevais sa mélancolie lorsque nous riions pendant qu’il essuyait les verres derrière son comptoir. Parfois il nous demandait de laisser place à de véritables clients, des touristes belges la plupart du temps. On ne pouvait lui refuser ça et pendant qu’il commerçait, nous allions à la plage, notre second territoire.
C’était le temps où le virtuel n’existait pas, où les odeurs, les peaux, les regards se touchaient pour communiquer. Fidèles à notre rendez-vous quotidien, sans jamais faillir, nous étions soudés, à la vie à la mort.
Mais la vie dispersa la bande. Les uns se marièrent, les autres partirent, loin. Miguel rêvait de vivre au fil de l’eau, sur une péniche. Mais la mort en décida autrement.
Ceux qui restaient l’attendirent ce jour-là jusqu’à la fermeture du bar. Il n’est pas venu. Le lendemain matin, Georges lisait son journal. Les yeux embués, il me dit « il s’est encastré sous un camion »…
J’ai mis une dernière pièce dans le juke-box et ne suis plus jamais retournée au Bar des Arts.
Wake up !
J’aime vraiment beaucoup ton style. Merci.
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bouleversant et nostalgique, une époque tellement spéciale…
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Une époque et une jeunesse bien restituées.
La vie disperse les amis comme volée de moineaux, mais les souvenirs restent.
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Quel bond en arrière mais pour nous ce présent est toujours vivace. J’aime te lire, Louve.
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Comment pourrait-on oublier nos seize ans ? Quelque soit l’époque…
Merci Mony de ta fidélité.
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Très bien mené et tout à fait réaliste. Pendant ce temps là Sartre carburait aux amphétamines, à l’alcool et autres substances qui lui faisaient voir des homards qui le suivaient sur les trottoirs parisiens. (Raconté par lui).
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Homards sur les trottoirs, éléphants roses ou Lucy dans le ciel avec des diamants…Oui, l’époque était très colorée et pas seulement sur les chemises à fleurs 🙂
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Nostalgie, quand tu nous tiens… Remarquablement racontée, cette tranche de vie qui commence nous rapporte tant de musiques, tant de mots écrits, tant de sensations, tant d’amour et de fraternité. Mais la vie est un grand broyeur d’âmes. Tu m’as donné envie d’écouter la voie de M. Jim… et en disque noir, pour que le souvenir crépite. Merci Louv’ pour le voyage.
Jonas
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Bon, il faut préciser pour les puristes que « Gloria » a été écrit par Van Morrison. Mais moi je préfère les versions des Doors et celle de John Lee Hooker. Quoiqu’il en soit, une musique correspond toujours à une époque de notre vie et c’est bon parfois d’y replonger. Ce n’est pas toi qui me contrediras, mon cher Jonas !
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Quelle époque!!!GLORIA,beaucoup de nostalgie et une larme à l’oeil!Bises,Jean-Pierre
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Snif, oui je compatis 🙂
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Un regard tendre sur ses jeunes années, une forme de résignation et la force du souvenir, un beau récit!
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Ravie de te croiser par ici, Mansfield. Merci.
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« Nous » étions moins rebelles, mais « nous » nous réunissions aussi le soir dans un café pour attendre l’autocar. Et le patron nous accueillait alors que nous ne consommions rien. Puis la vie – et la mort aussi – ont dispersé le groupe.
Bref, ton histoire est belle, et universelle.
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Trop juste l’ambiance de ton texte qui me fait remonter des souvenirs!! Comme d’habitude j’aime beaucoup ton écriture.
(C’est marrant, il y a un café des arts aussi dans le texte que je viens d’écrire!)
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Il y a toujours un « café des arts » quelque part, comme un « hôtel des voyageurs »…Ces lieux intemporels où nous passons, simples fantômes…
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On constate que cette période est encore bien claire dans ton esprit et l’atmosphère est bien restituée. Bises Dan
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Il suffit d’un mot, d’un prénom, d’une note de musique…et hop ! J’y retourne 🙂
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