la tendresse des orties

Regard acier, inaccessible, Marilou marche droit devant. De sa chair à vif, des épines ont transpercé la carapace du cuir de son blouson. De son âme en friche, l’émotion a disparu. Au sein de la foule, ombre parmi les ombres.

Les couloirs du métro sont bondés et ruissellent de sueur froide. Sous une voûte courant d’air, un accordéon tangote Piazzola. L’escalier roulant grince sous le poids de la masse en mouvement. En bas, aux portes de l’enfer, deux trains arrivent à quai et vomissent leur cargaison.

Il suffirait de rater la marche, il suffirait de se laisser bousculer…Qui ça dérangerait ? Ce serait comique de provoquer un retard, un désordre. Exister, le temps de ramasser les débris et de nettoyer.

Une ortie, une erreur de la nature.  Aucune place pour moi, jamais, nulle part – Déambulant dans le labyrinthe de sa pensée, Marilou n’entend pas le petit garçon brun qui l’interpelle : « Madame, s’il-te-plaît, un euro pour manger… ». Il s’agrippe à la manche de cuir et réitère : « s’il-te-plaît, un ticket resto… ».

Le contact de cette petite main bronzée lui fait l’effet d’une lame rougie à blanc. D’un geste brutal, Marilou se dégage et le garçonnet titube, ébahi. « Ne me touche pas ! » lui lance-t-elle d’une voix rauque.

« Excuse-moi, madame si j’ai sali ton blouson, donne-moi juste une petite pièce jaune… »

L’audace de l’innocence est désarmante.

Personne ne lui avait adressé la parole depuis des siècles. On ne parle pas aux orties. On les arrache, on les piétine.

Légère hésitation, puis elle reprend son errance vers les quais. Le petit garçon, lui emboîtant le pas, la dévisage sans crainte, un léger sourire dans son regard de braise. D’une main tendue il continue à mendier, de l’autre il presse un chaton malingre sur sa poitrine.

« J’aime bien ton piercing sur tes lèvres, ta coiffure aussi… »

Comment pouvait-il « aimer » quelque chose en elle ? Ce mot tabou lui martèle les tempes. Ses jambes tremblent, mémoire de l’émoi enfoui au plus profond d’elle-même.

Va-t-il la lâcher enfin ? Qu’il se taise, qu’il s’éloigne !

Un souffle chaud et soudain se soulève, balaie les papiers qui jonchent le fond de la fosse. Les rails vibrent quand la rame débouche du tunnel, dans un sifflement perçant. Sauter, maintenant…

Dans les bras du petit garçon, le chaton panique. La pupille hagarde, le petit animal terrorisé plante ses griffes dans la chair tendre. Il implore, il miaule désespérément.

Marilou n’entend plus que ce cri, le seul qu’elle reconnaît, qui lui fait écho. Alors, de la profondeur de ses entrailles renaît une once de ce sentiment que l’on nomme tendresse et qu’elle avait mis en quarantaine.

Se laissant tomber à genoux devant l’enfant : « Dis donc, tu me le vends combien ton chaton ? »…

23 réflexions sur “la tendresse des orties

  1. Erin (Carmen) 1 février 2014 / 22:58

    Je connais une mamie Marie-Lou charmante. Elle adore peindre et s’enthousiasme de tout.
    La tienne a bon coeur, derrière la cuirasse. Il suffit d’un chaton pour que change le cours de la vie ! Notre nature, si elle ne peut être reconnue dans un autre homme, fut-il enfant, peut trouver une raison de vibrer au moment du plus grand découragement.
    Toujours aussi bien décrit !
    Bon dimanche.

    Erin

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  2. cacao 31 janvier 2014 / 19:01

    Bonsoir Louv’ Me revoilà un peu. Ah ! Marilou ! Toujours aussi admirative de ton écriture. Gros bisous.

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    • louv' 31 janvier 2014 / 19:08

      Bonsoir Cacao, ravie de te revoir. Je vois que tu n’as pas oublié Marilou…
      Bon week-end à toi.

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  3. carolechollet 29 janvier 2014 / 23:46

    Il suffit parfois que des griffes répondent à d’autres griffes. Et cela peut devenir doux comme une caresse.

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    • louv' 30 janvier 2014 / 05:33

      …et un très joli commentaire. Merci Carole.

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  4. Cardamone 26 janvier 2014 / 22:33

    Tendre et piquant, j’aime ce texte, ce petit miracle opéré par un enfant et un chaton. Merci de l’avoir sauvée, Marilou, c’est un beau personnage!

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    • louv' 26 janvier 2014 / 23:33

      J’aime quand ça te plaît, merci. Marilou reviendra, c’est sûr. J’essaie pourtant de la retenir mais elle n’en fait qu’à sa tête 🙂

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  5. emma 20 janvier 2014 / 19:57

    quelle belle écriture, Louv, une ambiance terrible, si prenante, comme toujours

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    • louv' 20 janvier 2014 / 20:07

      Je suis flattée, Emma, merci. Mais tu sais, ce personnage Marilou est un second moi-même, alors c’est assez facile de la mettre en scène….

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  6. esclarmonde04 20 janvier 2014 / 11:22

    Souvent, c’est un étranger, un inconnu croisé un instant qui peut modifier le cours de notre vie ou du moins de notre vie intérieure. Je sens que les épines de Marilou vont devenir peluche. Bisous passe une belle semaine

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    • louv' 20 janvier 2014 / 11:57

      Que ne ferait-on pas pour sauver un chaton ? Rentrer les épines et devenir peluche..
      Bonne semaine à toi Marie-Hélène.

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  7. burntoast4460 18 janvier 2014 / 14:58

    Et pourtant l’ortie a bien des vertus 🙂

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    • louv' 19 janvier 2014 / 08:09

      Il paraît, oui 🙂 Je lui dirai, à Marilou, ça lui fera plaisir.

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  8. Mony 18 janvier 2014 / 12:32

    Quand deux détresses se reconnaissent l’espoir serait-il au rendez-vous ?
    Une ambiance et des sentiments bien rendus, j’apprécie comme toujours ton univers.

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    • louv' 19 janvier 2014 / 08:08

      Il y a toujours plus désespéré que soi. Encore faut-il ouvrir les yeux. Merci pour ton appréciation Mony.

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  9. Jonas Doinintj 18 janvier 2014 / 11:09

    A la base de l’ortie, il y a toujours une racine qui se nourrit de la terre, celle-là même qui nous vit naître et avoir du sentiment. Naturel donc que cette belle plante de Marilou, quoiqu’un peu urticante, renoue avec la vie d’ici, et pourquoi pas grâce au poil d’un chaton plutôt que par la peau d’une enfant.
    Ceci dit, je veux bien tanguoter avec vous, Marilou, l’ortie est bonne pour la santé.
    Jonas

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    • louv' 19 janvier 2014 / 08:06

      Je ne manquerai pas de transmettre ton message à Marilou car je sais qu’elle adore danser 🙂

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  10. jplduvar 18 janvier 2014 / 11:01

    Marilou,un prénom qui nous évoque des souvenirs douloureux….Un prénom qui nous pique!!Bises et bon week end,Jean-Pierre

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    • louv' 19 janvier 2014 / 08:05

      Ce prénom évocateur pour toi, l’est également pour moi. Même s’il « pique », j’y tiens !
      Bon w.e. JP !

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  11. almanitoo 18 janvier 2014 / 09:41

    Mal connues et pourtant pleines de qualités, les orties… le petit garçon venu de loin au bon moment, le savait, lui…
    Belle atmosphère, on s’y croirait!

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    • louv' 19 janvier 2014 / 08:02

      Un petit garçon qui ne connaît pas la peur, qui ose..et c’est le miracle !

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  12. breizhdan 18 janvier 2014 / 09:12

    Sans même mettre la musique , le rythme était là. Les pensées de cette femme l’entraine de façon saccadée vers ce qu’elle croit être son destin. Il aura suffit d’un petit signe d’humanité pour la sauver. Bises Dan

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    • louv' 19 janvier 2014 / 07:58

      Oui Dan, il suffit parfois d’un geste, d’un mot, qui émergent de l’indifférence générale.

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