« Les hommes n’ont plus le temps de rien connaìtre. Ils achètent des choses toutes faites chez les marchands. Mais comme il n’existe point de marchands d’amis, les hommes n’ont plus d’amis. Si tu veux un ami, apprivoise-moi ! »
Un jour il fallut me rendre à l’évidence, les gens d’ici étaient devenus raisonnables et ennuyeux. Tellement ennuyeux que l’ennui me gagna.
J’avais cherché en vain des pépites dans leurs yeux, des sourires illuminés, des gestes grands et généreux. Je n’avais trouvé que visages fermés, rêves étriqués, regards vides, gestes robotisés. Rien qui me ressemblât.
La tortue qui porte le monde sur son dos ne passait plus depuis fort longtemps. Le phare baobab s’était éteint, le goéland unijambiste s’était envolé, la dernière fleur de bitume avait fané de morosité.
Opalie avait bien changé depuis que la folie s’en était éloignée et elle me désespéra.
C’est alors que j’eus l’idée de rejoindre le fou sur la colline.
De bon matin, je me mis en route, le coeur léger et plein d’espérance. Sûre que nous allions nous entendre lui et moi.
Personne ne lui parle et il ne parle à personne, m’a-t-on dit. Sa différence conviendra donc à ma différence.
Et nous regarderons ceux d’en-bas et nous planterons nos yeux dans les étoiles, et nous ferons le tour du monde allongés sur l’herbe…et nous…
La pente est rude et escarpée. Les pierres qui roulent sous mes pas se gaussent de me voir si allègre. Un bout d’arc-en-ciel flotte encore à l’horizon et se meurt doucement dans les lumières pâles sur la colline.
Déjà je n’entends plus les bruits de l’humanité ; seul me parvient le son d’une cloche dans le lointain. La fraîcheur du vent de hauteur me surprend un peu et je resserre mon écharpe.
A bout de souffle, je lâche mon bâton et j’appuie mon dos sur celui d’un olivier. En bas, s’étalent les verts et les ocres, paisibles. De minuscules toits de tuiles roses forment des tâches impressionnistes, sur lesquelles rampent les nuages.
Je suis seule ici. Aucune trace de folie…
En avançant un peu vers le vide, se dévoile un banc de pierre, isolé. Quelqu’un y a laissé des miettes de pain, sans doute pour les oiseaux, et un cahier bleu.
Sur la première page sont écrits ces mots :
« Ne me cherchez pas ici. J’étais fou de penser que l’on puisse vivre sans vous. Quand vous lirez ces quelques lignes, je serai redescendu de la colline ».
But the fool on the hill Sees the sun going down And the eyes in his head See the world spinning ’round…
Je ne fus pas surprise lorsque j’aperçus sa minuscule silhouette en tache claire sur le fond gris-bleu de ce matin d’automne. Comme un rendez-vous incontournable avec moi-même, elle était là, qui m’attendait.
De son château de sable mangé par les vagues, il ne restait qu’une étoile de mer desséchée qu’elle avait posée au sommet de la plus haute tour. Elle contemplait son étoile en chantonnant d’une voix fluette :
« non, non, le ciel n’est pas gris,
sha la la la li,
non, non, le vent n’est pas froid,
sha-la-la-la »
En m’approchant un peu, je vis qu’elle était pieds nus. Entre ses orteils coulaient des rigoles d’eau salée qui lui rougissaient la peau. Elle écarta les pouces pour créer des rivières. Ses talons s’enfonçaient dans le sable mouillé.
Quand elle me vit enfin, elle me sourit et me demanda :
« tu m’aides à transporter mes cailloux ?«
Je remarquai alors son seau en plastique, rempli de galets. Pour une si petite fille, c’était beaucoup trop lourd et je m’étonnai de cet étrange manège. Sans attendre que je lui pose la question, elle me dit :
« ce sont des cailloux très importants, je voudrais les mettre à l’abri«
Elle posa sa menotte sur l’anse du seau et m’invita de son regard blue-jean. Je me penchai un peu et posai ma main sur la sienne. A nous deux, nous soulevâmes le seau qui tout à coup devint aussi léger qu’une plume de goéland.
D’un signe elle me désigna une embarcation légère.
Nous prîmes la mer jusqu’à l’île aux oiseaux.
Là, elle prit les cailloux un à un, les disposa en arc-de-cercle pour former une phrase qui me laissa muette : « carpe diem« …