derrière l’arche

Au sommet de la grande arche, c’est Bashung qui m’ouvrit la porte. Me pria d’entrer en me saluant chapeau bas « oh Gaby, Gaby, tu n’devrais pas m’laisser la nuit… » N’osant lui préciser que je n’étais pas Gaby, je le remerciai néanmoins de son accueil et lui assurai que je ne partirai plus la nuit.

A peine avions-nous échangé ces quelques mots étranges que Serge s’interposa : « Marilou, ma lou, c’est toi ? « ….Intimidée, d’une voix famélique je lui répondis : « non je ne suis pas ta Marilou, je suis l’autre... ». Il tira une bouffée de son intemporelle Gitane, fit un rond dans le ciel, me coquina d’un clin d’oeil et dit :  « ok Milady, no comment ».

Derrière eux, un champ de lavande butinée par des abeilles, s’étendait à perte de vue. Légèrement en apesanteur se profilait une multitude de silhouettes flottantes. Ils étaient tous là, connus, inconnus ou reconnus. Les visages étaient rayonnants, même ceux des corps décharnés.

A leur côté, une ribambelle d’animaux sautillait, rampait, volait.  Chiens, chats, oiseaux, rats, loups et goélands.  J’aperçus Johnatan faire du looping au-dessus de leurs têtes. Il avait enfin réussi à voler plus haut que les autres…

Ivre de tant de bonheur contemplé, je n’entendis pas immédiatement de doux ronronnements qui s’approchaient. Une caresse soyeuse s’enroula autour de mes jambes, me fit frissonner. Baissant les yeux, je vis Charlie et Léo, mes chats fugueurs. Leur poil était un peu roussi et ils dégageaient une étrange odeur de barbecue…Emue, je les assurai du bon souvenir des chats du quartier et les gratifiai de mon rrrrr… humain.

Esquissant quelques pas plus au loin, je croisai l’ombre du petit taureau de Toulouse. En tortillant son écharpe blanche, il s’écria de sa voix rocailleuse : « salut — Ô toi qui que tu sois– il paraît que tu préfères le jazz à la java…ah, tu verras, tu verras…  » puis s’éloigna en claquant des doigts.

L’émotion était à son comble et j’aurais voulu pleurer de joie mais les larmes n’existent pas au paradis, m’avait-on dit…

Tel Ulysse ayant franchi le Styx, je parcourus en traveling la foule des âmes qui m’entouraient, essayant de reconnaître un cher visage du passé. L’espace d’une seconde je crus voir Tonio et Consuelo, bras dessus bras dessous, ce qui me rassura sur leur sort.

J’en étais à ce stade de réflexion lorsque le son d’une trompette me fit sursauter. Le regard exhorbité de Louis Armstrong s’appuya sur moi ; il s’arrêta de jouer, me sourit de toutes ses dents et dit : « what a wonderful world, baby « ...

Décidément, ce monde me semblait très accueillant. J’en oubliai presque le temps qui courait et le vent d’Est qui s’était levé.

Il faisait frisquet maintenant. Machinalement je cherchai mon écharpe rouge mais elle avait disparu. En me penchant un peu plus, je l’aperçus qui flottait sur la mer, au bas de l’arche.

J’entendis alors la voix de Jimmy : « attention baby, tu vas tomber du lit »

pom pom pom

11_02On l’appelait « pomme », parce-qu’elle ramassait les pommes invendues sur le marché et ne quittait jamais son filet garni de pommes. Des pommes de toutes les couleurs. Des fraîches, des pourries, des cabossées comme elle. En marchant sur les trottoirs, elle croquait ses pommes. Il lui arrivait d’en offrir aux passants, qui généralement refusaient, sauf les enfants. Souvent je me suis demandée ce qu’elle mangeait, à part des pommes.

Ses longs cheveux tressés en une natte brune, son teint mat et ses yeux grands et graves comme des lacs, lui donnaient un air indien. Elle parlait peu, mais un sourire accroché à je ne sais quel doux souvenir, éclairait son visage en permanence. Son abri de fortune, c’était la porte cochère de l’école des beaux-arts. Sans doute parce-que les artistes ne rejettent pas les marginaux. Parfois on lui offrait un coin bien au chaud, au fond de la salle de dessin. Alors elle oubliait de manger ses pommes et observait. Ombres au fusain, pointillés de sanguine, dégradés et glacis, tout l’émerveillait. A l’heure de fermeture de l’école, elle partait sans faire de bruit.

La nuit, enroulée dans un duvet de montagne, elle se positionnait en foetus au creux de la porte cochère. Jamais elle n’acceptait la main tendue, même par temps froid. Personne n’osait la forcer ; on se contentait de lui tenir compagnie quelques minutes. Au petit matin, elle se déroulait, se frottait tout le corps et reprenait son errance.

Un matin d’octobre que je la croisai au marché, je lui offris ma plus belle Granny Smith et lui demandai son nom et d’où elle venait. D’une voix basse et posée , elle me répondit qu’elle avait oublié. Intriguée et émue, je lui proposai d’aller boire un chocolat chaud. Elle hésita un instant, me sourit et en ajustant son baluchon sur l’épaule, elle accepta.

Nous pénétrâmes dans un café du boulevard de l’Espérance. Je commandai deux chocolats, elle ajouta timidement « un chausson aux pommes« . Un tantinet amusée par cette obsession des pommes, je lui demandai ce qu’elle aimait dans la vie, à part ça et quel était son rêve. Elle répondit : »j’aimerais tellement avoir une cuisinière, avec un grand four, pour y cuire des pommes, avec du sucre roux et un soupçon de cannelle« … A mon humble avis, c’était sans issue.

Elle resta quelques instants le regard perdu, d’où coula un ruisseau de mélancolie. « Je possède un trésor, un rêve qui me visite chaque nuit. Je me dirige vers une porte en plein ciel, donnant sur un verger magnifique…Alors chaque jour, j’attends la nuit. »

Je ne sus que lui répondre. Nous nous séparâmes en nous promettant une prochaine rencontre. La semaine suivante, je traversais le marché qui se vidait. Les paysans du coin remballaient leurs invendus. Des fruits et des légumes souillés jonchaient le sol, que de pauvres ères s’empressaient de ramasser. Je la cherchais partout, mais elle avait disparu. Je ne sus jamais laquelle de nous deux était la plus paumée.

Save

Save

Save

Save

Save